Palace Scope pascALEjandro Les gens que j’aime
pascALEjandro by Pascale Montandon Jodorowsky et Alejandro Jodorowsky

Sous la grande coupole d’un crématorium, un homme âgé, barbe et cheveux immaculés, saisit les testicules d’un bègue et lui enjoint de crier une phrase entière. Cela fait, il le livre, nu comme un ver, à deux jeunes qui s’affairent à le peindre en or de la tête aux pieds. Puis il l’emmène se promener à Saint-Germain-des-Prés. Tout nu et tout doré,l’individu répond, radieux, aux sourires des passants, la parole fluide, totalement tranquille et décomplexé. Guéri. Alejandro Jodorowsky est à l’image de ce passage de Psycho-magie, un art pour guérir: baroque, allègre, sensationnel. Auteur de films et BD cultes, homme de théâtre, pantomime,écrivain, poète tarologue… à 91 ans, le toujours génial Jodo est un mythe. Un mythe de plus en plus tourné vers l’accomplissement d’autrui. Autrefois, il passait des vacances avec André Breton, embrassait Fellini en l’appelant Papa ! John Lennon incitait son manager à le produire, et Dalí, Mick Jagger, Orson Welles s’apprêtaient pour lui à tourner ensemble. Aujourd’hui, il a 6 millions de followers, dont Kanye West. Il a, surtout, une femme qu’il aime et qui l’aime. Avec elle, il a créé le peintre pascALEjandro. C’est lui, elle, eux, que j’ai eu le bonheur infini d’écouter. Mais c’est d’abord Alejandro qui parle… pour pouvoir parler d’elle, Pascale.

1. BUSTER KEATON.«Cet homme-là me plaît parce que c’est un acteur comique qui n’a jamais ri ni souri.Ce contraste absolu, c’était une vision géniale. A l’arrivée du cinéma parlant, il était devenu alcoolique. Dans les années 1950 au Cirque Medrano, à Paris, il donnait un spectacle de clown et c’était catastrophique. Des numéros qui ne faisaient rire personne. Mais on y allait parce que c’était Buster Keaton. Et de nouveau, c’était génial, parce qu’il ne se présentait pas comme un clown célèbre, mais dans sa réalité,sans occulter sa décadence, et ça nous faisait pleurer.»

2. GEORGES GURDJIEFF.«Personnage contradictoire, il est parfois présenté comme un escroc. Il a quand même changé ma vie. C’est un des premiers gourous. Tous le suivaient, des écrivains, des artistes…Il a formé un groupe de danse. C’est bien, aussi, un philosophe qui monte un groupe de danse. Et il a emmené ces 40 personnes aux Etats-Unis. Mais la merveille,c’est que, contrairement aux gourous escrocs, il payait pour tout le monde, il offrait des banquets… et toujours, dans ses poches, il avait des chocolats ! Surtout, il développait les esprits. C’était une véritable révolution spirituelle. A mon arrivée en France, en 1953, il était mort. Dans Mu, le maître et les magiciennes, je raconte ma rencontre sexuelle avec sa fille. La théorie de Gurdjieff, c’est qu’on est endormi. Et qu’il faut se réveiller.»

3. RENÉ DAUMAL.«Pour moi, c’est le plus grand poète français, un écrivain formidable et un artiste profond. Il a ouvert sur les autres civilisations, notamment aux enseignements de Gurdjieff. Il parlait le sanscrit, était hyper cultivé. Le Mont analogue m’a beaucoup inspiré pour La Montagne sacrée. J’aime les hommes à la fois amusants et métaphysiques, mystiques.»

Au passage, Alejandro évoque :

4. MME BLAVATSKY.«La première femme à être allée au Tibet, bien avant Alexandra David-Néel. Sa théosophie a influencé Teilhard de Chardin, Jung et beaucoup d’autres. Ensuite, la principale femme que j’admire, c’est Pascale. Mais je vais citer aussi…»

5. LEONORA CARRINGTON. «Je l’ai connue au Mexique. Elle avait vingt ans de plus que moi et on a eu une relation… pas d’amour, une relation d’admiration. J’ai mis en scène une de ses pièces de théâtre. André Breton l’idolâtrait. Écrivaine et peintre, elle est devenue folle après la guerre parce qu’on avait mis Max Ernst, son amant, en prison. Une folle géniale. Je lui avais demandé une leçon de tarot de Marseille. Le tarot, je l’avais découvert à 18 ans au Chili via une Française de 60 ans qui vivait avec un autre tout jeune garçon…»

6. MARIE LEFÈVRE.«Elle travaillait dans un restaurant où on la payait avec les restes. Avec ces poissons, ces légumes, elle cuisinait une soupe que nous, les poètes, après nous être saoulés dans les cafés d’artistes, on venait manger à 3 heures du matin, et sur le ventre de son amant qui dormait nu sur le divan, elle nous lisait les cartes du tarot… Formidable, ce couple ! Et, alors que je me sentais au Chili comme dans une île, dans l’impossibilité d’en sortir, elle me dit : «Tu vas voyager dans le monde entier et de femme en femme.» Au Chili, la révolution sexuelle était arrivée dans les années 1940. Tous mes amis avaient des relations sexuelles, moi pas. J’attendais la femme idéale. Un jour, ils m’ont emmené dans une maison close. J’ai perdu ma chasteté à 22 ans.» Mais la femme idéale, vous ne l’avez pas trouvée à 22 ans…«A 76 ans ! Précisément. Pour moi, le tarot, c’était devenu comme une religion. J’avais pris l’habitude de le lire gratis dans un café à côté de chez moi. Tous les mercredis, le café était plein, et je ne regardais que la personne en face de moi, à qui je lisais. Tout d’un coup, quelque chose m’a fait lever la tête. Et j’ai vu Pascale…»

7. PASCALE MONTANDON-JODOROWSKY. «On ne voyait pas ses formes physiques. On ne voyait pas si elle avait desseins, des fesses… On aurait dit une nonne.»Pascale : «Oui, mais une nonne avec du style, quand même !»(Rires)Alejandro :«Je n’ai vu que son visage. Et cependant, je savais.Cette rencontre, c’est un miracle ! Ma mère ne m’a pas aimé. Elle voulait être chanteuse d’opéra et n’était que vendeuse de magasin. Mon père était un obsédé. Ça a été une catastrophe quand ma sœur et moi sommes nés : pour lui, ma mère n’était plus un objet sexuel. Mon père était féroce avec moi et jaloux envers ma sœur. Des personnes ratées. Je ne me rappelle pas une caresse de ma mère. Avec cet archétype maternel, j’ai cherché des femmes qui ne m’aimaient pas :égotiques et irréalisées. Ça a toujours été l’enfer. Quand j’ai vu Pascale, j’ai compris que l’amour existait. En plus, je m’imaginais la femme idéale orientale et artiste. Pascale est eurasienne et peintre. Le problème était que j’avais 43 ans de plus qu’elle, qui en avait 33 ! C’était de la folie. Mais ça dure, depuis quinze ans. Je crois que c’est un cadeau divin.» À deux reprises au cours de notre longue conversation désormais triangulaire, Alejandro murmure à l’oreille de Pascale, puis quelque chose se produit. Un secret formidable qui n’a pas sa place ici. Pascale : «Tout ce que j’ai cherché dans les œuvres qui m’ont construite, cette intensité-là, je l’ai trouvée auprès d’Alejandro, qui est vraiment à la fois l’homme que j’ai toujours attendu et l’artiste que j’admire le plus. Je crois en fait qu’Alejandro n’a pas d’âge. Il est intemporel, comme son art, perpétuellement contemporain. On dit que l’alchimiste ne peut pas construire la grande œuvre tant qu’il n’a pas rencontré son amour idéal. pascALEjandro, c’est l’enfant biologique qu’on n’a pas eu, et c’est cet androgyne alchimique.»A regarder de plus près son parcours, on constate que c’est en effet depuis Pascale que le cœur et l’aura d’Alejandro se sont dilatés à hauteur d’une deuxième vie de maestro. Pascale omniprésente, derrière la caméra, dans les costumes, les couleurs… Dans Creative Couples, leur union sacrée emboîte le pas à celles de Dalí-Gala, Sartre-Beauvoir… Quant à moi, préparée à interviewer une légende vivante un brin mégalo, j’ai rencontré le couple de ma vie. Immense, modeste, adorable et vivifiant. J’ai été témoin, surtout, de l’amour à l’œuvre, celui qui permet de croire que tout est toujours possible, dans l’absolu.
SABINE EUVERTE

La psychomagie, inventée par AJ, consiste à libérer des personnes de leurs nœuds psychologiques en les amenantà réaliser un acte magique approprié. «Psychomagie, unart pour guérir» est sorti cet automne en coffret collectorlivre-DVD. Voir le fabuleux documentaire «Jodo-rowsky’s Dune», de Frank Pavich. AJ met en scène MarieLefevre et son amant dans son film «Poésie sans fin». Lire «Métagénéalogie. La famille, un trésor et un piège»,d’AJ et Marianne Costa (Albin Michel) et «CreativeCouples.Collaborations that Changed History», d’Angela M. Nazarian (Assouline).pascaAlejandro est exposé notamment dans les galeriesAzzedine Alaïa de Paris, Blum & Poe de Los Angeles, à l’Art Basel Miami, au MAM de Paris, au Japon…

Alejandro Jodorowsky, director, mime, writer,tarot poet, creator of cult comic books. Now aged91, the Chilean-born Paris resident reveals some ofthe people he loves.

1. BUSTER KEATON.“A comic actor who never laughed or even smiled. In the 1950s at the Cirque Medrano in Paris, he had a show as a clown, and it was a disaster. No one laughed, but we went because it was Buster Keaton. And it was great because he wasn’t pretendingto be a famous clown, but himself, and that made us cry with laughter.”

2. GEORGES GURDJIEFF.“A contradiction, sometimes seen as a fraudster. He changed my life, one of my first gurus. A philosopher who founded a dance troupe and created a real spiritual revolution by developing minds. He believed we in a state of waking sleep and needed to wake up.”

3. RENÉ DAUMAL.“The greatest French poet, a wonderful writer and a deep artist. His Mount Analogue inspired my HolyMountain. I love men who are metaphysical and mystical.”

4. MADAME BLAVATSKY. “The first woman to go to Tibet,long before Alexandra David-Néel.”

5. LEONORA CARRINGTON.“I knew her in Mexico. Writer and painter who went mad after the war because her lover, Max Ernst, had been sent to prison.”

6. MARIE LEFÈVRE.“She worked in a restaurant where you paid with left overs. You’d bring fish and vegetables and she’d cook a soup that us poets would eat at 3am after having gotten drunk at the café. She would read us tarot cards off the belly ofher naked lover.”

7. PASCALE MONTANDON-JODOROWSKY.“I always been attracted to women who didn’t love me; it was always hell. When I saw Pascale, I understood that love existed. The problem was that I was 43 years older; it was madness. But it’s lasted, 15 years. I think it’s a gift from heaven.”

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